Lorsque j’ai raconté cette aventure à des ami maliens et burkinabés, ils ont été frappés par la concordance avec des choses similaires qui leur sont arrivées: dans les cenacles internationaux, ils étaient souvent mis sous pression pour présenter les événements sahéliens exclusivement sous le prisme du narratif anti-impérialiste. Personne n’était intéressé par les difficultés et les malheurs que les juntes avaient déclenchés dans les pays. Des gens qui n’avaient jamais mis le pied au Burkina Faso, au Mali ou au Niger étaient persuadés de mieux comprendre ce qui s’y passaient qu’eux. Je mentionne ce fait non pas parce que l’anti-impérialisme ou l’anticolonialisme est une chose impertinente ou sans importance (il suffit de diriger les regards vers l’Ukraine ou Gaza pour reconnaître que tel n’est pas le cas, sans compter les méfaits récents ou anciens de certaines puissances occidentales). Mais lorsqu’il est fétichisé, comme cela est trop souvent le cas dans les milieux de gauche, pour ne rien dire du panafricanisme pour lequel il s’agit-là d’un dogme, il représente un double problème épistémologique: d’une part tout tend à être ramené à la lutte contre l’impérialisme (occidental et nul autre); et d’autre part, par ce fait même, il faut d’abord et avant tout parler de l’Occident, en négatif certes, mais, en fin de compte, à l’exclusion, ici, du Sahel. Or c’est le Sahel que je cherche à analyser et comprendre, non l’Occident.
Quoiqu’il en soit, une fois libéré des oeillères de ce magazine, j’ai remanié le texte suivant ce que j’ai vu et compris, et j’ai ajouté la dernière partie, sur le futur. Le tout pourrait constituer un avertissement à ces gens qui, dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, s’imaginent que le Sahel intérieur représente un modèle à suivre. « Vous qui entrez ici », dit le poète, « abandonnez tout espoir » —et je leur dirai, quant à moi: « N’entrez surtout pas ici ». Si, bien sûr, ils ont des oreilles pour entendre: rien n’est moins sûr.
En moins de trois ans, de septembre 2020 à juillet 2023, quatre pays d’Afrique de l’Ouest, successivement le Mali, la Guinée, le Burkina Faso et le Niger, ont connu un coup d’État militaire—le Burkina Faso, deux fois en sept mois. Le contexte dans lequel ces coups d’État se sont produits est similaire en apparence, avec cependant d’importantes différences dans lesquelles on n’entrera pas ici.
La similitude principale provient d’un désenchantement prononcé à l’endroit de la démocratie, réduite dans l’opinion générale, peu éclairée par des intellectuels démissionnaires (ou subrepticement hostiles à la démocratie), à ce qu’une classe politique de médiocre qualité en a fait. Une autre similitude est limitée aux trois pays du Sahel intérieur, qui sont tous confrontés à la la guerre djihadiste qui fait rage depuis 2012 sur une grande partie du territoire du Mali et du Burkina Faso, et sur une partie moindre du Niger. (La guerre a commencé au Mali, s’est étendue aux franges occidentales du Niger quelques années plus tard et a englouti les régions du nord et de l’est du Burkina Faso après 2018). Par conséquent, dans ces pays, les militaires ont d’abord justifié leur prise de pouvoir en invoquant l’incapacité des gouvernements civils à gagner la guerre, alors qu’en Guinée, la raison invoquée était le comportement du président Alpha Condé, qui avait transgressé le consensus sur la limitation des mandats en se présentant aux élections d’octobre 2020. (Il faut bien remarquer qu’il n’y a pas eu forcing constitutionnel, puisque Condé contrôlait le parlement et avait pu adapter la constitution à ses desseins : néanmoins, dans un régime politique sain, le consensus sur les règles du jeu politique est aussi important, en pratique, que le texte constitutionnel ; c’est la vieille histoire de la lettre et de l’esprit de la loi).
Ces coups d’État allaient à l'encontre de la norme démocratique inscrite depuis 2001 dans le traité de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), dont les quatre pays sont membres. La CEDEAO les a suspendus tout en négociant le retour à un régime civil. Dans le cas du Mali, qui a été le premier contrevenant (août 2020), des sanctions ont été appliquées pendant plusieurs mois pour renforcer la position de négociation de la CEDEAO ; et dans le cas du Niger, le dernier contrevenant (juillet 2023), une menace d'intervention armée a été émise. Bien que suspendus, ni le Burkina Faso ni la Guinée n’ont été sanctionnés.
En définitive, et jusqu’à aujourd’hui, la CEDEAO a été incapable de rétablir la norme démocratique au Sahel. L’embargo sur le Mali a été levé sous la pression du Sénégal et de la Côte d’Ivoire. Ces deux pays avaient des liens économiques plus étroits avec le Mali que n’importe quel autre pays de la région et ont souffert de la fermeture de la frontière entraînée par l’embargo. Le Togo, une autocratie déguisée en démocratie, a également aidé la junte malienne à mettre en échec le régime de sanctions. La menace contre le Niger était basée sur une lecture erronée de la situation dans ce pays : Bola Tinubu, nouveau président du Nigéria et fervent opposant à l’autocratie, en particulier militaire (après l’intervention menée par le Sénégal pour chasser du pouvoir l’autocrate militaire gambien Yaya Jammeh en janvier 2017, il s’est empressé d’envoyer son jet privé pour transporter l’individu hors du pays), a supposé à tort que la population nigérienne était opposée au coup d’État et qu’une intervention de la CEDEAO répondrait à ses vœux. Pris au dépourvu par le soutien massif de ladite population au putsch, il a dû reconnaître son erreur. Confortées dans leur position à la fois par le fort soutien interne et par le virage de la CEDEAO vers l’accommodation—une faiblesse à leurs yeux—les juntes sahéliennes ont fini par rejeter toute négociation avec le groupement régional, qui insiste toujours sur la restauration d’un régime civil ; elles ont créé leur propre club, l’Alliance des États du Sahel (AES), et se sont retirées unilatéralement de la CEDEAO.
En Guinée, la CEDEAO a eu plus de succès, mais il y a de gros points d’interrogation. Malgré la coïncidence chronologique, le coup d’État guinéen s’inscrit en fait dans une histoire différente de celle des coups d’État au Sahel. Il est plutôt du même genre que les coups d’État nigériens de 1999 et 2010, au cours desquels les putschistes ont mis fin à une crise politique et à une impasse causées par le président en place, et que des institutions politiques défaillantes ou impuissantes n’avaient pas pu résoudre. Lors de ces événements nigériens, les putschistes se sont tenus à l’écart du processus de transition qui s’en est suivi, le laissant aux mains des politiciens et des organisations de la société civile, et respectant le calendrier strict qui a conduit au retour à un régime civil. Dans la Guinée d’aujourd'hui, en revanche, le putschiste Mamadi Doumbouya, bien conscient de l’affaiblissement de la norme démocratique, que, ironiquement, le comportement de politiciens renégats comme Alpha Condé a contribué à provoquer, ne se tient nullement à l’écart du processus de transition. Au lieu de cela, il censure la presse et réprime les opposants suivant des manœuvres qui visent clairement à faire de lui la force dominante sur la scène politique une fois que la transition—qui suit maintenant un calendrier très flou—aura pris fin. Mais, signe évident que son coup d’État n’était pas comme les autres, Doumbouya a résisté aux tentatives des juntes du Sahel de l’inclure dans leurs intrigues. Il a maintenu la Guinée dans la CEDEAO et trace une voie qui ramènera quelque chose de semblable au statu quo ante du pays, y compris, malheureusement, ses aspects problématiques pour la gouvernance démocratique.
Un tel statu quo ante n’est pas à l’horizon au Sahel. Ici, les attentes ne portent pas sur la démocratie mais sur la souveraineté, et l’histoire que se racontent de nombreux Sahéliens ne porte pas sur les droits et la participation politiques, mais sur la libération et le patriotisme. Les médias internationaux ont couvert les manifestations de cette nouvelle orientation lorsque des puissances occidentales telles que la France et les États-Unis en ont été les cibles. Les troupes françaises ont été contraintes de se retirer des trois pays et les États-Unis sont en train de fermer leur base de drones, vaste et coûteuse, dans le désert du nord du Niger. Les trois juntes se sont rapprochées de la Russie, qui leur a envoyé des éléments de sa force mercenaire d’État (une innovation de Vladimir Poutine) ainsi que du matériel militaire lourd. Du point de vue de la gauche occidentale et des coteries panafricaines en Afrique et ailleurs, tout cette affaire a été une divine surprise, la mise en acte d’une histoire qui résonne avec des croyances idéologiques chères. Un ami malien vivant à l'étranger m’a raconté comment, au lendemain du retrait des troupes françaises de son pays, il avait été accablé des félicitations chaleureuses d’autres Africains. Lors d’un récent séjour en Guyane, j’ai rencontré un Haïtien qui, apprenant que j’étais Nigérien, m’a congratulé pour avoir « chassé les Blancs ». L’impression est qu’en expulsant la France et l’Occident, le Sahel accède enfin à une véritable souveraineté « endogène » (mot qu’affectionnent les souverainistes de la région).
Mais comme je l’ai expliqué au Haïtien, les choses ne sont pas telles qu’elles semblent être.
Dans l’Afrique moderne, la quête de souveraineté est aussi ancienne que la quête de démocratie. Le problème avec le colonialisme n’était pas la conquête en tant que telle, mais la privation de droits politiques des populations conquises. C’est en leur refusant leurs droits politiques que le colonialisme a dénié aux Africains leur souveraineté. À l’apogée du colonialisme en Afrique, dans les années 1920 et 1930, les populations colonisées ont réclamé un gouvernement responsable et la suppression du régime d’exception imposées par les métropoles (et qu’incarnait, dans le domaine français, le code de l’indigénat). Il était facile de voir à quoi ces revendications aboutiraient : le gouvernement le plus responsable est celui qui est libre et souverain. En France, un gouvernement de coalition de gauche, le Front Populaire, a commencé à accorder des libertés démocratiques dans les colonies en 1936, mais a fait brusquement marche arrière lorsqu’il apparut évident que les forces libérées par la réforme allaient partout—en Afrique du Nord et de l’Ouest, à Madagascar, en Indochine —submerger le contrôle colonial dans un court laps de temps. En 1945, lorsque la Grande-Bretagne et la France ont libéralisé la politique dans leurs colonies africaines, l’intention n’était pas de leur céder la souveraineté. Mais ce faisant, elles avaient extrait la pâte du tube de pâte dentifrice, et rien ne pouvait l’y remettre—même pas les massacres dont la France s’est rendue coupable à Madagascar et la Grande-Bretagne au Kenya.
L’ explosive capacité d’action des colonisés, exprimée dans les partis politiques, les syndicats, la presse, la religion, la littérature, les écoles—tous animés par l’aspiration à devenir un pays et une nation—prépara le terrain pour l’émergence de leaders nationalistes, de mouvements de libération et d’une ruée vers l'indépendance (l’inverse de la ruée vers l’Afrique des années 1880) que les puissances coloniales ne réussirent pas à endiguer (dans le domaine britannique, on parla à cet égard de « winds of change », les vents du changement).
Ce qui a conduit à ce résultat, on l’oublie souvent, c’est la démocratie. Ce système impliquait le pouvoir de la majorité et, en Afrique, les colonisateurs étaient partout en minorité. Là où le despotisme colonial a résisté à la démocratisation, par crainte de ses conséquences inévitables, l’issue a été soit la guerre suivie d’une défaite du pouvoir colonial (Algérie, Rhodésie du Sud, Guinée-Bissau, etc.), soit l’oppression continue dans le déni de démocratie (Afrique du Sud de l’apartheid).
Partout ailleurs sur le continent, ce fut l’indépendance, l’acquisition de la souveraineté nationale et d’un État à soi, même lorsque, comme dans le domaine français sous les gaullistes, l’ancienne métropole s’est efforcée de contrôler le processus.
Mais après l’indépendance, les dirigeants souverains de l’Afrique ont rejeté la démocratie.
Beaucoup l’ont fait au nom du Progrès avec un grand « p ». Au Sahel, ce fut le cas de Diori Hamani du Niger et de Maurice Yaméogo de la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso), qui alignèrent leur pays sur le bloc occidental; et de Modibo Keita du Mali, qui préféra le bloc de l’Est. En réalité, ces alignements ne signifiaient pas grand-chose. Malgré leur divergence idéologique nominale, les régimes à parti unique du Mali et du Niger pratiquèrent tous deux le centralisme démocratique, appliquant le concept de Lénine de « liberté de discussion, unité d’action » au nom du changement progressiste et caporalisant, autour d’un parti de masse, les organisations qui auraient dû faire naître une société civile (syndicats, jeunesse, femmes, religieux, etc.). Le multipartisme était exclu, ce qui annulait la possibilité légale de l’alternative et de l’alternance.
Le mot-clé du progressisme était « émancipation » : émancipation des femmes, des inférieurs sociaux, y compris les descendants d’esclaves et les « castés », des paysans surtout, qui représentaient plus de 90 % de la population et étaient considérés comme une classe proto-révolutionnaire. Au lieu de « paysannerie », le mot français plus courant pour cette catégorie sociale, les paysans étaient qualifiés de « paysannat », ce qui sonnait comme « prolétariat ». Dans le contexte du Sahel, les ennemis réactionnaires du progrès étaient, pour user du jargon du progressisme, la triade des « féodaux », des « obscurantistes » et des « parasites ». Il s’agissait en pratique des élites traditionnelles de la région telles qu’héritées de l’ancien régime sahélien, à savoir les chefs coutumiers, les marabouts conservateurs et les grands commerçants, qui étaient aussi, à des titres divers, des remparts de la patriarchie. C’est au Sahel qu’a été lancée, à l’initiative de la leader féministe malienne Aoua Keita, la Journée de la femme africaine, célébrée aujourd'hui encore le 31 juillet au niveau continental.
Ainsi, bien que le régime du parti unique ait été oppressif et excluant—ceux qui ne suivaient pas la ligne du parti étaient marginalisés ou pire—il a lutté pour une cause valable dans la région. La démocratie n’avait d’ailleurs pas été totalement abandonnée. En Haute-Volta, il y a eu de multiples tentatives pour la restaurer après une prise de pouvoir militaire en 1966 (techniquement, il ne s’agissait pas d’un coup d’État, puisque le président Yaméogo avait démissionné sous la pression populaire). Au Niger, sur lequel j’ai effectué des recherches dans les archives pour un projet de livre, j’ai découvert qu’il existait une idée, clairement lisible dans les documents gouvernementaux, selon laquelle la politique démocratique reprendrait naturellement son cours une fois la société suffisamment émancipée et éclairée.
Mais minés par l’effondrement économique, la sécheresse et la famine, ces régimes ont tous disparu au milieu des années 1970. Les dirigeants militaires qui ont suivi au Niger et au Mali ont rejeté « l’idéologie et la politique », noms qu’ils donnaient au progressisme et à la mobilisation politique par le biais de partis de masse.
Cela signifiait, entre autres, qu’ils devaient s’appuyer sur les élites traditionnelles pour le contrôle social et la mobilisation politique et, par conséquent, que la lente érosion des hiérarchies traditionnelles devait être stoppée. Ceux qui ont le plus souffert de cette évolution sont les femmes et les infériorisés sociaux. Aoua Keita a fui le Mali après le coup d’État de 1968 et a vécu en exil jusqu’à l’année précédant sa mort (1980). Au Niger, l’Association Islamique du Niger, organisation maraboutique parrainée par l’État, a réussi à contrer les efforts de l’Association des Femmes du Niger, organisation féminine parrainée par l’État, qui cherchait à promouvoir l’adoption d’un code de la famille qui réglementerait l’émancipation sociopolitique des femmes. Le film Aube Noire de Djingaraye Maïga, réalisé en 1983 et que l’on peut regarder ici , est une critique sociale sans concessions de l’oppression des femmes par la société nigérienne de cette époque. L’universitaire américaine Pearl T. Robinson, qui étudiait le cas du Niger en ce temps-là, a qualifié le régime militaire nigérien d’« État néotraditionnel ».
En revanche, la Haute-Volta, rebaptisée Burkina Faso (« la République des Intègres »), s’est lancée en 1982 dans une révolution qui visait à précipiter un changement progressiste d’ensemble par le biais d’une mobilisation politique générale de la population. La révolution burkinabé a élevé les idéaux progressistes au pinacle, nourri une volonté politique intense d’apporter des changements au profit des opprimés et pris fermement position contre le néocolonialisme. Mais certains de ses aspects les plus sombres préfigurent l'évolution de la région aujourd’hui. Il s’agissait également d’une révolution affligée de la fierté à courte vue du nationalisme, qui visa à rendre le pays moins intégré à ses voisins (il fallait privilégier la production et la consommation nationales autarciques), et qui a provoqué la seule guerre internationale qui ait jamais éclaté en Afrique de l’Ouest—celle qu’elle a menée contre le Mali.
Dans les années 1980, les régimes militaires ont été confrontés aux mêmes conditions d’effondrement économique, de crise fiscale et d’agitation sociale qui leur avaient permis de l’emporter contre le pouvoir civil dans le passé. Les rôles se trouvèrent inversés, ce qui conduisit—ainsi que l’a exprimé un officier militaire béninois—à des « coups d'État civils », c’est-à-dire à la démocratisation. (Cet officier faisait spécifiquement référence à la convocation de « conférences nationales » au cours desquelles des militants politiques issus de divers secteurs de la société civile ont mis fin au régime militaire au Bénin, au Mali et au Niger en 1990-91).
De nombreux démocratiseurs ont qualifié ce moment de « seconde indépendance », faisant l’amalgame entre le régime militaire et le despotisme colonial. Selon eux, ces deux systèmes niaient, chacun à sa façon, la souveraineté et la liberté du peuple. Norbert Zongo, journaliste et intellectuel public burkinabé, a donné une force vibrante et passionnée à ce rejet des despotismes anciens et nouveaux dans deux romans, Le parachutage, une satire du parti unique et des régimes militaires, et Rougebeinga, une épopée sanglante de la brutalité coloniale. Un chroniqueur burkinabé, Barry Alceny Saidou, a qualifié ce dernier roman de « bréviaire de la liberté », mais l’expression peut s’applique aux deux ouvrages. Au Niger, la conférence nationale a mis en place un tribunal spécial pour juger les membres de l’état-major militaire pour les « crimes de sang » commis depuis le coup d'État de 1974. Au Mali, de nombreux exilés des années militaires sont revenus pendant la conférence nationale et ont ensuite occupé des postes de pouvoir dans le premier gouvernement librement élu de l’histoire indépendante du pays, sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré. Madina Ly-Tall, une historienne qui vivait en exil au Sénégal depuis 1978—un an après la libération de son mari, le mathématicien Ibrahima Ly, des geôles sahariennes de Taoudeni—fut élue vice-présidente de la conférence nationale. En 2000, le président Konaré la nomma présidente de la commission chargée de rédiger la Déclaration de Bamako, charte par laquelle les États membres de la Francophonie s’engagèrent à faire de la démocratie leur norme politique. C’est sous la présidence malienne de la CEDEAO, un an plus tard, que la norme démocratique de l'organisation fut inscrite dans le traité communautaire. Pendant ce temps, au Burkina Faso, le dirigeant militaire Blaise Compaoré avait brouillé les cartes en endossant les habits d’un politicien civil, tel le loup vêtu de la peau de mouton, et en se faisant élire à la tête de l’État. Mais les institutions démocratiques que le nouveau vent de changement l’avait obligé à mettre en place ont restreint son pouvoir, et l’assassinat de Norbert Zongo, brûlé vif sur un bord de route campagnarde en décembre 1998, devint un boulet pour son régime.
Malgré cet événement atroce, l’ère démocratique au Sahel fut une période de soulagement, de détente et d’allègement de l’atmosphère politique par rapport à l’époque des partis uniques et des régimes militaires. La réaction des Burkinabés à l’assassinat de Zongo—les étudiants se sont soulevés dans tout le pays, obligeant le gouvernement à fermer l’université de Ouagadougou pendant des mois—a convaincu Compaoré que de tels crimes étaient devenus anachroniques et handicapants. Peu de dirigeants ouest-africains se montrèrent aussi attachés à la démocratie que Konaré, mais dans la nouvelle ère, les contraintes imposées au pouvoir par les institutions démocratiques réduisirent les dangers de l’opposition politique à la possibilité de brefs séjours en prison et au fait de subir occasionnellement un harcèlement administratif sadique, toutes choses qui, d’ailleurs, n’empêchaient pas ententes et compromis.
Pourtant, si les institutions démocratiques ont trouvé de nombreuses personnes désireuses de les exploiter pour promouvoir leurs intérêts, elles ont eu très peu de défenseurs prêts à se battre pour elles avec la bravoure et la passion de Zongo. « Les peuples subjugués et gémissant sous la férule de tyrans militaires ont malheureusement leur part de responsabilité dans le drame qu’ils vivent », avait-il écrit dans sa toute première chronique éditoriale, en 1993, se référant au Togo et au Zaïre, c’est-à-dire l’actuelle RDC (il dira plus tard qu’il dénonçait le régime Compaoré parce qu’il ne voulait pas que le Burkina Faso devienne comme le Zaïre ; et des hommes de main du président togolais Gnassingbé Eyadéma auraient tenté de l’assassiner en 1979 ou 1980, en faisant détoner une bombe dans sa chambre d’hôtel inoccupée à Accra, au Ghana). Comparant la dictature à une peste, il affirma qu’elle finirait par frapper tout le monde, même la masse des « indifférents », des « pourvu que », « la pure race des égoïstes myopes » qui accepteraient tout « tant qu’ils ne sont pas directement touchés ». Pour Zongo, la moindre défaillance de la démocratie donnait à la menace toujours en éveil du despotisme l’occasion d’avancer, d’envahir, de s’installer. Son journalisme portait moins sur les sombres agissements du régime Compaoré—la corruption galopante, l’atteinte au droit constitutionnel, l’implication avide dans des guerres lointaines—que sur ce qu’ils présageaient pour les droits et les libertés des Burkinabés, la garantie de leur dignité humaine.
Mais tous ne pensent pas comme Zongo, même ceux qui l’encensent. Au Sahel, les ennemis de la démocratie sont légion. Les idéologues salafistes la rejettent ouvertement. Elle s’accompagne, en effet, d’un refus de la religion comme ressort de mobilisation politique (laïcité, secularisme) qui exclut toute possibilité d’instauration d’un régime islamiste. Les élus « pouvoiristes » (le mot utilisé en Afrique francophone pour les politiciens prêts à tout pour rester au pouvoir) n’apprécient pas son système de freins et contrepoids, en particulier les éléments qui peuvent les empêcher de se présenter aux élections à volonté, comme la limitation constitutionnelle du nombre de mandats. Le goût pour les dirigeants autoritaires n’est pas non plus rare dans la région. Le premier ministre de la junte malienne, Choguel Maïga, qui est un admirateur notoire du dictateur militaire Moussa Traoré —président du Mali de 1968 à 1991—a récemment publié un livre dans lequel il affirme que la démocratie a été imposée à un Mali réticent par les intrigues de l’Occident. De nombreux Maliens qui se souviennent que des milliers de citoyens sont morts de façon violente en 1991 pour renverser Traoré ont été indignés par ce propos, mais il n’en reste pas moins que le point de vue a de nombreux adeptes. Parmi ces adeptes, on peut comprendre ceux qui sont déçus par le fait que la politique partisane entrave la bonne gouvernance. En 2009, lorsque le président nigérien Mamadou Tandja a commis un coup d’État constitutionnel en prolongeant illégalement son dernier mandat, il s’est assuré le soutien populaire en exploitant ce mécontentement, promettant à son opinion publique qu’il maintiendrait les formalités démocratiques mais gèlerait le multipartisme, perspective plaisante pour un grand nombre de Nigériens. Et puis, il y a les militaires qui croient avoir un droit naturel au pouvoir ; les identitaires qui considèrent que la démocratie n’est pas adaptée à l’Afrique ; et les progressistes fétichistes de la révolution qui y voient un régime réactionnaire. La frontière entre ces deux derniers groupes est souvent floue, car ils se considèrent tous deux comme panafricains et qualifient la démocratie d’« occidentale », ce qui est le pire qualificatif qu’ils puissent lui donner.
Et pourtant, si la démocratie a persisté au Sahel, on ne peut pas dire que ce fût grâce au soutien de l’Occident. Les démocratiseurs des années 1990 se sont sentis trahis par l’Occident lorsque leur adhésion au régime a été « récompensée » par un programme d’ajustement structurel punitif. En 2009, Tandja a annoncé son intention de violer la limite constitutionnelle des mandats présidentiels à la télévision nigérienne, en présence du président français Nicolas Sarkozy, qui s’est contenté d’épiloguer, en réponse, sur la recherche d’un consensus. La France a été accusée de faire deux poids deux mesures parce qu’elle a gardé dans ses bonnes grâces le Tchadien Mahamat Idriss Déby—qui a pris la relève de son père décédé à travers ce qui était techniquement un coup d’État constitutionnel—tout en fustigeant et en essayant d’isoler les putschistes maliens. Mais c’est oublier l’épisode (effacé par l’avalanche torrentielle d’événements qui se sont produits depuis) au cours duquel, peu après le coup d’État au Mali, le président français Emmanuel Macron a proposé aux putschistes de Bamako de leur rendre visite mais a été refusé par ces derniers.
Ce que la France et les autres puissances occidentales souhaitent en Afrique de l’Ouest, c’est la stabilité, pas la démocratie. Il n’est pas certain qu’elles soient en désaccord avec les identitaires qui pensent que la démocratie n’est pas adaptée à l’Afrique. Lorsque le peuple burkinabé a chassé le président Compaoré en 2014—un despote de vingt-sept ans—et qu’il a ensuite organisé un processus ordonné de rénovation de ses institutions démocratiques, en s’opposant, au prix de dizaines de morts, à un retour par voie de putsch du régime honni (putsch de Diendiéré en 2015), les événements n’ont pas suscité les encouragements et applaudissements dont bénéficiait, à la même période, le soi-disant printemps arabe. Il n’y a pas eu, de la part de la communauté internationale, ce type de renforcement positif qui aurait pu stimuler davantage les Burkinabés dans leur quête de la consolidation démocratique. Aujourd'hui, au Sahel, les États-Unis et les principaux États européens tels que l’Allemagne et l’Italie, sont impatients de travailler avec les juntes, au mépris de la démocratie : ce sont les juntes qui leur compliquent la tâche, non l’inverse.
Malgré ses nombreux ennemis et le faux soutien de l’Occident, la démocratie n’était pas une cause perdue au Sahel. Elle avait peu d’amis aussi engagés que l’ancien président Konaré ou feu Norbert Zongo, mais elle bénéficiait du soutien opportuniste de ceux qui n’ont pas de raison d’être sans elle, comme les politiciens (et leurs vastes clientèles) et les journalistes ; et en trente ans d’existence malmenée, elle a profondément imprégné la vie institutionnelle des trois pays. Les lendemains des coups d’État au Mali et au Burkina Faso—pionniers rejoints par le Niger il y un an—ont consisté d’abord à saper discrètement les fondations, puis à passer à la boule de démolition l’édifice de la démocratie, qui doit être démantelé pour laisser champ libre à l’instauration d’une dictature militaire. Dans un processus qui est l’inversion (et la perversion) de ce qui s’est passé à la fin de l'ère coloniale, les juntes utilisent le ferment nationaliste pour mettre fin à la démocratie. Lorsque le colonel Assimi Goïta et ses amis ont pris le pouvoir à Bamako en 2020, ils ont rapidement compris que la ferveur nationaliste allumée au Mali par la guerre, la défaite et l’intervention étrangère fournissait une puissante énergie politique dont ils pouvaient se servir pour reformuler les règles du jeu—au lieu d’être contraints à rétablir rapidement une gouvernance démocratique. La connexion russe, qu’ils ont bâtie en toute hâte, ainsi qu’un récit facile à vendre accusant la France de tous les malheurs du Mali, ont ajouté à ces manœuvres domestiques un système d’appui politique à l’international. Jusqu'à présent, l’opération a été couronnée de succès.
Mais le nationalisme a un besoin incessant d’ennemis. La France et les États-Unis, bien qu’ils se soient retirés du champ sahélien, demeurent des boucs émissaires de choix, mais il faut inventer de nouvelles sources de fureur patriotique : c’est tour à tour la Mauritanie et l’Algérie pour le Mali ; c’est la Côte d'Ivoire pour le Burkina Faso ; c’est le Bénin pour le Niger, puis pour le Burkina Faso ; c’est la CEDEAO, même l’Union Africaine pour les trois capitales. L’hostilité à l’égard de ces pays et entités peut paraître incompréhensible de l’extérieur, mais elle sert à préserver l’effet « rassemblement autour du drapeau » qui est le fondement de la légitimité des juntes, ou plutôt, de ce que Machiavel appelle la benivolenzia populare, la faveur populaire, l’amitié du peuple (popolo amico), béquille de qui s’est saisi du pouvoir par la violence.
Pendant ce temps, la menace djihadiste—le véritable ennemi—persiste dans les trois pays et s’est aggravée au Niger, jusqu’à présent le moins touché des trois pays. Cela ne dérange pas les juntes : alors qu’elles avaient destitué les gouvernements civils parce qu’ils ne gagnaient pas cette guerre—le Nigérien Bazoum la gagnait en fait, même si ses compatriotes refusaient de le reconnaître—elles ont expliqué qu’elles ne quitteraient pas le pouvoir tant qu’elles n’auraient pas réussi, ce qui revient à mesurer leurs actions à l’aune d’un critère inverse de celui utilisé à l’encontre des dirigeants civils. Ceci n’est d'ailleurs plus qu’un détail insignifiant. Fin mai, le Burkina Faso a adopté en un jour, par acclamation d’une foule de partisans réunis à la hâte, une modification radicale de la charte qui donne une base légale au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré, le chef d'État putschiste de la nation. La charte révisée prolonge son mandat de cinq ans (les partisans en réclamaient dix) et le rend, quant au fond, tout-puissant. Traoré n'a pas eu besoin d’expliquer comment se déroulait la guerre djihadiste, quels étaient ses plans pour la poursuivre et quand la victoire et la paix pouvaient être attendues. Le lendemain, un manifeste de la toute nouvelle Alliance patriotique pour la renaissance nationale circula sur WhatsApp. Le texte est empreint d’une foi démocratique et intégrationniste (la CEDEAO est saluée) et se termine par un appel aux armes : « L’APRN utilisera tous les moyens légitimes, y compris notamment l'usage de la force, pour libérer le pays d’une oppression multiforme ». Mais cela ressemble à un vœu pieu.
Que réserve le futur ?
Lors d’une récente visite au Burkina Faso, j’ai entendu plusieurs fois, de la part des gens ayant conservé leur lucidité et l’attachement aux valeurs aujourd’hui honnies dans les trois pays—démocratiques, intégrationnistes, libérales et progressistes—diverses versions de la même question : « Que nous est-il arrivé ? » Il est difficile de prédire le futur si on ne trouve pas de réponse à cette question, celle de la subjectivité.
Néanmoins, si on s’en tient à la logique objective des choses telle qu’elle ressort de l’historique que je viens de brosser, le Sahel retombera sous la férule de tyrans militaires. Et comme l’avait vu Norbert Zongo, les Sahéliens eux-mêmes en seront largement responsables, illustrant de façon peu réfutable le dicton, « on a les chefs qu’on mérite », ou peut-être devrais-je dire (au vu de l’accueil hystérique que les Nigériens ont réservé à Ibrahim Traoré lors du sommet des juntes à Niamey) « au pied desquels on se jette ». Ça sera le début d’une autre histoire, dont les linéaments sont déjà clairement visibles dans les actes posés actuellement.
Pour comprendre cela, il faut tenir compte d’au moins deux choses.
Premièrement : au Sahel, du point de vue de l’appareil d’État, il existe deux catégories d’élites, les élites primaires, issues de la catégorie sociale des « scolocrates » (je renvoie, pour ce terme à cet écrit , en allant à la section intitulée « un métier salopé »), qui doivent leur position au fait que seul le passage sur les bancs de l’école donne accès aux positions de responsabilité au sein de l’appareil d’État ; et les élites secondaires, dont la position provient des coutumes et traditions, de la religion, et du capital marchand, en somme, ce qui fut jadis réprouvé comme la triade des féodaux, obscurantistes et parasites.
Deuxièmement : le problème fondamental du Sahel est de construire une économie de développement en partant du point zéro, la création d’un capital humain, seule garantie véritable d’indépendance économique. (Les ressources minières peuvent produire, lorsqu’elles atteignent un certain niveau, une population rentière, mais ça ne peut être que pour une période : les seuls États à population rentière aujourd’hui, ceux des pays du Golfe, le voient bien qui investissent à présent frénétiquement dans le capital humain—et quant au fond, le progressisme d’émancipation était une manière de construire un capital humain. Au temps de Diori, au Niger, il existait un « Commissariat à la promotion humaine »).
S’agissant du premier point : pour pérenniser un pouvoir qui ne saurait reposer éternellement sur l’ivresse patriotarde, les juntes sont en train d’essayer de caporaliser la triade des élites secondaires. L’idée est de s’en servir comme d’un bloc pour marginaliser pour de bon les seuls ennemis intérieurs qu’ils craignent, les scolocrates dissidents et exilés. Beaucoup d’autres scolocrates se sont inféodés aux juntes par indifférence—les « pourvu que » dont parle Zongo—, opportunisme, clanisme, exaltation idéologique ou esprit réactionnaire, ou souvent un mélange de ces facteurs. Mais ces élites primaires représentent le seul danger que peuvent craindre les juntes, car elles ont la capacité de les priver de leur atout principal, le contrôle sur l’esprit des masses. Aussi, l’intégralité de l’arsenal de la surveillance et de l’intimidation politiques, porté à son paroxysme de cohérence répressive à Ouagadougou, est-il dirigé contre elles. Laissés libres de s’organiser et d’agir, les scolocrates opposés aux orientations imprimées par les juntes peuvent instiller le doute et rémobiliser les masses, ce qui fragiliserait des pouvoirs qui ne reposent sur aucun processus politique régulier et les rendrait vulnérable soit à un putsch, soit à une insurrection populaire. Si vous trouvez extrême la loi de déchéance de nationalité—d’ailleurs probablement inacceptable du point de vue du droit international—adoptée au Burkina par un président putschiste flanqué d’une législature non élue, ne cherchez pas plus loin sa raison d’être politique. Il en est de même de l’insistance avec laquelle la junte malienne essaie d’empêcher les leaders politiques d’exister et de se parler, comme l’a illustré, récemment, la descente policière sur une réunion que quelques personnalités politiques ont essayé de tenir.
Pour s’émanciper de cette dépendance potentiellement instable à la faveur populaire (« la rue »), les juntes doivent prendre barre sur les élites secondaires, ce qui leur permettrait, suivant une logique qui n’est pas sans rappeler celle du gouvernement indirect exercé jadis par le colonisateur, de contrôler les masses à travers la tradition, la religion et l’argent. (La junte burkinabé a également décrété, dans la foulée de la loi sur la déchéance de nationalité, la criminalisation de l’homosexualité et la légalisation du mariage coutumier, hochets donnés aux traditionalistes et aux religieux).
Mais les années 2020 ne sont pas les années 1970. Aujourd’hui, bien de chefs traditionnels sont des scolocrates et les leaders religieux les plus influents sont souvent des islamistes qui ont, eux aussi, un projet politique (voir le clash entre la junte malienne et l’Imam Mahmoud Dicko). Et les décisions anti-économiques des juntes—la sortie de la CEDEAO pourrait en être une d’importance, surtout pour le Niger dont l’économie réelle est très intégrée à celle du Nigeria—ne permettent pas au capital marchand et entreprenant de jouer un rôle optimum dans les plans de consolidation autoritaire. Il aurait plutôt tendance à fuir, à se figer ou à se placer ailleurs.
S’agissant du second point : il est important si l’on considère que les scolocrates qui contrôlent l’appareil d’État n’ont pas de légitimité traditionnelle. C’est une catégorie sociale créée par le processus colonial et dont l’ascendance ne repose ni sur les coutumes, ni sur la religion, ni sur l’argent. Elle repose entièrement sur la capacité, acquise à travers l’éducation moderne, à impulser le développement social et économique, c’est le contrat implicite entre les scolocrates et la population, ce que les scolocrates des années 1960 comprenaient parfaitement—comme souvent au commencement des choses—mais que ceux d’aujourd’hui ont eu tendance à oublier. Les chutes de régime en 1966 (Ouaga), 1968 (Bamako), 1974 (Niamey), tous survenus à des moments d’effondrement économique, étaient des sanctions de l’échec dans cette mission. Si, en 1991, les populations avaient adhéré à la démocratie, c’est parce que les régimes militaires avaient aussi échoué dans cette mission, comme le montrait l’incontrôlable crise de la dette. Et de même, le désenchantement avec la démocratie provient largement de cela : derrière la critique de la classe politique et de la mauvaise gouvernance, il y avait la conviction que ces deux facteurs bloquaient le progrès économique.
Mais il faut voir que les régimes militaires des années 1970-80, bien que s’appuyant sur des forces antiprogressistes, avaient hérité de la vision et surtout du personnel progressiste des régimes de parti unique. Au Niger, Kountché avait éliminé la tête mais gardé le corps. Le premier texte-programme du régime de Diori insistait sur le fait qu’il fallait créer « une administration de développement » (c’était une critique implicite de l’administration coloniale, perçue comme une rachitique administration d’exploitation) ; celui du régime de Kountché parla de « société de développement ». Les régimes de Moussa Traoré et Seyni Kountché étaient des régressions par rapport à ceux de Modibo Keïta et Diori Hamani, en vertu du fait que l’original vaut mieux que la copie. Mais ils les ont continués.
Les nouveaux régimes militaires ont, eux, hérité du manque de vision et du personnel partisan du régime multipartite. Mais on voit déjà qu’ils sont une régression par rapport à ces régimes. Sous le multipartisme (en général) le message, le geste, l’émotion passent, ou semblent passer, avant la performance, l’action, la rationalité. Les juntes ont exacerbé ces tendances. En une sorte de régression infantile, elles baignent dans l’épidermique et la propagande et rejettent le principe de réalité, prenant au sérieux ce que les politiciens savaient être du théâtre, la mise en scène nécessaire à la véritable action politique.
Par ailleurs, le gouvernement démocratique, même lorsqu’il est douteux, comme cela a particulièrement été le cas au Niger, oblige à baser son pouvoir sur la proposition, du fait de la concurrence et de la logique de l’offre et de la demande qui en sort. On aura remarqué que Mohamed Bazoum avait fait de la construction du capital humain (« éducation ») le maître-mot de son mandat. Débarrassées des contraintes d’un processus politique régulier, et ayant exclu les concurrents (scolocrates dissidents) par la force, les juntes ne sont pas incitées à proposer. Elles se limitent à protester et accuser. Proposer force à travailler avec les autres, et donc à reconnaître leur existence, leurs intérêts, leurs critiques ; accuser permet de s’isoler dans sa solitaire souveraineté, quitte, néanmoins—car la réalité a la mauvaise habitude de ne pas se laisser ignorer—à gratter discrètement, béret à la main, à la porte du Fonds monétaire international.
Objectivement, tout ceci ne saurait durer. Mais l’empreinte de la tragédie vient de la subjectivité sahélienne, devenue mystérieusement adaptée à cette folie, et aliénée en elle-même. Et cette empreinte obscurcit le futur. Après avoir eu vent de la bataille d’Austerlitz, au cours de laquelle Napoléon avait écrasé les armées russe et autrichienne, le premier ministre anglais Pitt regarda une carte de l’Europe et dit, « Enroulez cette carte, nous n’en aurons pas besoin pendant dix ans ». Je suis tenté de même de dire: « Enroulez cette carte du Sahel ».
Quoiqu’il en soit, une fois libéré des oeillères de ce magazine, j’ai remanié le texte suivant ce que j’ai vu et compris, et j’ai ajouté la dernière partie, sur le futur. Le tout pourrait constituer un avertissement à ces gens qui, dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, s’imaginent que le Sahel intérieur représente un modèle à suivre. « Vous qui entrez ici », dit le poète, « abandonnez tout espoir » —et je leur dirai, quant à moi: « N’entrez surtout pas ici ». Si, bien sûr, ils ont des oreilles pour entendre: rien n’est moins sûr.
En moins de trois ans, de septembre 2020 à juillet 2023, quatre pays d’Afrique de l’Ouest, successivement le Mali, la Guinée, le Burkina Faso et le Niger, ont connu un coup d’État militaire—le Burkina Faso, deux fois en sept mois. Le contexte dans lequel ces coups d’État se sont produits est similaire en apparence, avec cependant d’importantes différences dans lesquelles on n’entrera pas ici.
La similitude principale provient d’un désenchantement prononcé à l’endroit de la démocratie, réduite dans l’opinion générale, peu éclairée par des intellectuels démissionnaires (ou subrepticement hostiles à la démocratie), à ce qu’une classe politique de médiocre qualité en a fait. Une autre similitude est limitée aux trois pays du Sahel intérieur, qui sont tous confrontés à la la guerre djihadiste qui fait rage depuis 2012 sur une grande partie du territoire du Mali et du Burkina Faso, et sur une partie moindre du Niger. (La guerre a commencé au Mali, s’est étendue aux franges occidentales du Niger quelques années plus tard et a englouti les régions du nord et de l’est du Burkina Faso après 2018). Par conséquent, dans ces pays, les militaires ont d’abord justifié leur prise de pouvoir en invoquant l’incapacité des gouvernements civils à gagner la guerre, alors qu’en Guinée, la raison invoquée était le comportement du président Alpha Condé, qui avait transgressé le consensus sur la limitation des mandats en se présentant aux élections d’octobre 2020. (Il faut bien remarquer qu’il n’y a pas eu forcing constitutionnel, puisque Condé contrôlait le parlement et avait pu adapter la constitution à ses desseins : néanmoins, dans un régime politique sain, le consensus sur les règles du jeu politique est aussi important, en pratique, que le texte constitutionnel ; c’est la vieille histoire de la lettre et de l’esprit de la loi).
Ces coups d’État allaient à l'encontre de la norme démocratique inscrite depuis 2001 dans le traité de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), dont les quatre pays sont membres. La CEDEAO les a suspendus tout en négociant le retour à un régime civil. Dans le cas du Mali, qui a été le premier contrevenant (août 2020), des sanctions ont été appliquées pendant plusieurs mois pour renforcer la position de négociation de la CEDEAO ; et dans le cas du Niger, le dernier contrevenant (juillet 2023), une menace d'intervention armée a été émise. Bien que suspendus, ni le Burkina Faso ni la Guinée n’ont été sanctionnés.
En définitive, et jusqu’à aujourd’hui, la CEDEAO a été incapable de rétablir la norme démocratique au Sahel. L’embargo sur le Mali a été levé sous la pression du Sénégal et de la Côte d’Ivoire. Ces deux pays avaient des liens économiques plus étroits avec le Mali que n’importe quel autre pays de la région et ont souffert de la fermeture de la frontière entraînée par l’embargo. Le Togo, une autocratie déguisée en démocratie, a également aidé la junte malienne à mettre en échec le régime de sanctions. La menace contre le Niger était basée sur une lecture erronée de la situation dans ce pays : Bola Tinubu, nouveau président du Nigéria et fervent opposant à l’autocratie, en particulier militaire (après l’intervention menée par le Sénégal pour chasser du pouvoir l’autocrate militaire gambien Yaya Jammeh en janvier 2017, il s’est empressé d’envoyer son jet privé pour transporter l’individu hors du pays), a supposé à tort que la population nigérienne était opposée au coup d’État et qu’une intervention de la CEDEAO répondrait à ses vœux. Pris au dépourvu par le soutien massif de ladite population au putsch, il a dû reconnaître son erreur. Confortées dans leur position à la fois par le fort soutien interne et par le virage de la CEDEAO vers l’accommodation—une faiblesse à leurs yeux—les juntes sahéliennes ont fini par rejeter toute négociation avec le groupement régional, qui insiste toujours sur la restauration d’un régime civil ; elles ont créé leur propre club, l’Alliance des États du Sahel (AES), et se sont retirées unilatéralement de la CEDEAO.
En Guinée, la CEDEAO a eu plus de succès, mais il y a de gros points d’interrogation. Malgré la coïncidence chronologique, le coup d’État guinéen s’inscrit en fait dans une histoire différente de celle des coups d’État au Sahel. Il est plutôt du même genre que les coups d’État nigériens de 1999 et 2010, au cours desquels les putschistes ont mis fin à une crise politique et à une impasse causées par le président en place, et que des institutions politiques défaillantes ou impuissantes n’avaient pas pu résoudre. Lors de ces événements nigériens, les putschistes se sont tenus à l’écart du processus de transition qui s’en est suivi, le laissant aux mains des politiciens et des organisations de la société civile, et respectant le calendrier strict qui a conduit au retour à un régime civil. Dans la Guinée d’aujourd'hui, en revanche, le putschiste Mamadi Doumbouya, bien conscient de l’affaiblissement de la norme démocratique, que, ironiquement, le comportement de politiciens renégats comme Alpha Condé a contribué à provoquer, ne se tient nullement à l’écart du processus de transition. Au lieu de cela, il censure la presse et réprime les opposants suivant des manœuvres qui visent clairement à faire de lui la force dominante sur la scène politique une fois que la transition—qui suit maintenant un calendrier très flou—aura pris fin. Mais, signe évident que son coup d’État n’était pas comme les autres, Doumbouya a résisté aux tentatives des juntes du Sahel de l’inclure dans leurs intrigues. Il a maintenu la Guinée dans la CEDEAO et trace une voie qui ramènera quelque chose de semblable au statu quo ante du pays, y compris, malheureusement, ses aspects problématiques pour la gouvernance démocratique.
Un tel statu quo ante n’est pas à l’horizon au Sahel. Ici, les attentes ne portent pas sur la démocratie mais sur la souveraineté, et l’histoire que se racontent de nombreux Sahéliens ne porte pas sur les droits et la participation politiques, mais sur la libération et le patriotisme. Les médias internationaux ont couvert les manifestations de cette nouvelle orientation lorsque des puissances occidentales telles que la France et les États-Unis en ont été les cibles. Les troupes françaises ont été contraintes de se retirer des trois pays et les États-Unis sont en train de fermer leur base de drones, vaste et coûteuse, dans le désert du nord du Niger. Les trois juntes se sont rapprochées de la Russie, qui leur a envoyé des éléments de sa force mercenaire d’État (une innovation de Vladimir Poutine) ainsi que du matériel militaire lourd. Du point de vue de la gauche occidentale et des coteries panafricaines en Afrique et ailleurs, tout cette affaire a été une divine surprise, la mise en acte d’une histoire qui résonne avec des croyances idéologiques chères. Un ami malien vivant à l'étranger m’a raconté comment, au lendemain du retrait des troupes françaises de son pays, il avait été accablé des félicitations chaleureuses d’autres Africains. Lors d’un récent séjour en Guyane, j’ai rencontré un Haïtien qui, apprenant que j’étais Nigérien, m’a congratulé pour avoir « chassé les Blancs ». L’impression est qu’en expulsant la France et l’Occident, le Sahel accède enfin à une véritable souveraineté « endogène » (mot qu’affectionnent les souverainistes de la région).
Mais comme je l’ai expliqué au Haïtien, les choses ne sont pas telles qu’elles semblent être.
Dans l’Afrique moderne, la quête de souveraineté est aussi ancienne que la quête de démocratie. Le problème avec le colonialisme n’était pas la conquête en tant que telle, mais la privation de droits politiques des populations conquises. C’est en leur refusant leurs droits politiques que le colonialisme a dénié aux Africains leur souveraineté. À l’apogée du colonialisme en Afrique, dans les années 1920 et 1930, les populations colonisées ont réclamé un gouvernement responsable et la suppression du régime d’exception imposées par les métropoles (et qu’incarnait, dans le domaine français, le code de l’indigénat). Il était facile de voir à quoi ces revendications aboutiraient : le gouvernement le plus responsable est celui qui est libre et souverain. En France, un gouvernement de coalition de gauche, le Front Populaire, a commencé à accorder des libertés démocratiques dans les colonies en 1936, mais a fait brusquement marche arrière lorsqu’il apparut évident que les forces libérées par la réforme allaient partout—en Afrique du Nord et de l’Ouest, à Madagascar, en Indochine —submerger le contrôle colonial dans un court laps de temps. En 1945, lorsque la Grande-Bretagne et la France ont libéralisé la politique dans leurs colonies africaines, l’intention n’était pas de leur céder la souveraineté. Mais ce faisant, elles avaient extrait la pâte du tube de pâte dentifrice, et rien ne pouvait l’y remettre—même pas les massacres dont la France s’est rendue coupable à Madagascar et la Grande-Bretagne au Kenya.
L’ explosive capacité d’action des colonisés, exprimée dans les partis politiques, les syndicats, la presse, la religion, la littérature, les écoles—tous animés par l’aspiration à devenir un pays et une nation—prépara le terrain pour l’émergence de leaders nationalistes, de mouvements de libération et d’une ruée vers l'indépendance (l’inverse de la ruée vers l’Afrique des années 1880) que les puissances coloniales ne réussirent pas à endiguer (dans le domaine britannique, on parla à cet égard de « winds of change », les vents du changement).
Ce qui a conduit à ce résultat, on l’oublie souvent, c’est la démocratie. Ce système impliquait le pouvoir de la majorité et, en Afrique, les colonisateurs étaient partout en minorité. Là où le despotisme colonial a résisté à la démocratisation, par crainte de ses conséquences inévitables, l’issue a été soit la guerre suivie d’une défaite du pouvoir colonial (Algérie, Rhodésie du Sud, Guinée-Bissau, etc.), soit l’oppression continue dans le déni de démocratie (Afrique du Sud de l’apartheid).
Partout ailleurs sur le continent, ce fut l’indépendance, l’acquisition de la souveraineté nationale et d’un État à soi, même lorsque, comme dans le domaine français sous les gaullistes, l’ancienne métropole s’est efforcée de contrôler le processus.
Mais après l’indépendance, les dirigeants souverains de l’Afrique ont rejeté la démocratie.
Beaucoup l’ont fait au nom du Progrès avec un grand « p ». Au Sahel, ce fut le cas de Diori Hamani du Niger et de Maurice Yaméogo de la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso), qui alignèrent leur pays sur le bloc occidental; et de Modibo Keita du Mali, qui préféra le bloc de l’Est. En réalité, ces alignements ne signifiaient pas grand-chose. Malgré leur divergence idéologique nominale, les régimes à parti unique du Mali et du Niger pratiquèrent tous deux le centralisme démocratique, appliquant le concept de Lénine de « liberté de discussion, unité d’action » au nom du changement progressiste et caporalisant, autour d’un parti de masse, les organisations qui auraient dû faire naître une société civile (syndicats, jeunesse, femmes, religieux, etc.). Le multipartisme était exclu, ce qui annulait la possibilité légale de l’alternative et de l’alternance.
Le mot-clé du progressisme était « émancipation » : émancipation des femmes, des inférieurs sociaux, y compris les descendants d’esclaves et les « castés », des paysans surtout, qui représentaient plus de 90 % de la population et étaient considérés comme une classe proto-révolutionnaire. Au lieu de « paysannerie », le mot français plus courant pour cette catégorie sociale, les paysans étaient qualifiés de « paysannat », ce qui sonnait comme « prolétariat ». Dans le contexte du Sahel, les ennemis réactionnaires du progrès étaient, pour user du jargon du progressisme, la triade des « féodaux », des « obscurantistes » et des « parasites ». Il s’agissait en pratique des élites traditionnelles de la région telles qu’héritées de l’ancien régime sahélien, à savoir les chefs coutumiers, les marabouts conservateurs et les grands commerçants, qui étaient aussi, à des titres divers, des remparts de la patriarchie. C’est au Sahel qu’a été lancée, à l’initiative de la leader féministe malienne Aoua Keita, la Journée de la femme africaine, célébrée aujourd'hui encore le 31 juillet au niveau continental.
Ainsi, bien que le régime du parti unique ait été oppressif et excluant—ceux qui ne suivaient pas la ligne du parti étaient marginalisés ou pire—il a lutté pour une cause valable dans la région. La démocratie n’avait d’ailleurs pas été totalement abandonnée. En Haute-Volta, il y a eu de multiples tentatives pour la restaurer après une prise de pouvoir militaire en 1966 (techniquement, il ne s’agissait pas d’un coup d’État, puisque le président Yaméogo avait démissionné sous la pression populaire). Au Niger, sur lequel j’ai effectué des recherches dans les archives pour un projet de livre, j’ai découvert qu’il existait une idée, clairement lisible dans les documents gouvernementaux, selon laquelle la politique démocratique reprendrait naturellement son cours une fois la société suffisamment émancipée et éclairée.
Mais minés par l’effondrement économique, la sécheresse et la famine, ces régimes ont tous disparu au milieu des années 1970. Les dirigeants militaires qui ont suivi au Niger et au Mali ont rejeté « l’idéologie et la politique », noms qu’ils donnaient au progressisme et à la mobilisation politique par le biais de partis de masse.
Cela signifiait, entre autres, qu’ils devaient s’appuyer sur les élites traditionnelles pour le contrôle social et la mobilisation politique et, par conséquent, que la lente érosion des hiérarchies traditionnelles devait être stoppée. Ceux qui ont le plus souffert de cette évolution sont les femmes et les infériorisés sociaux. Aoua Keita a fui le Mali après le coup d’État de 1968 et a vécu en exil jusqu’à l’année précédant sa mort (1980). Au Niger, l’Association Islamique du Niger, organisation maraboutique parrainée par l’État, a réussi à contrer les efforts de l’Association des Femmes du Niger, organisation féminine parrainée par l’État, qui cherchait à promouvoir l’adoption d’un code de la famille qui réglementerait l’émancipation sociopolitique des femmes. Le film Aube Noire de Djingaraye Maïga, réalisé en 1983 et que l’on peut regarder ici , est une critique sociale sans concessions de l’oppression des femmes par la société nigérienne de cette époque. L’universitaire américaine Pearl T. Robinson, qui étudiait le cas du Niger en ce temps-là, a qualifié le régime militaire nigérien d’« État néotraditionnel ».
En revanche, la Haute-Volta, rebaptisée Burkina Faso (« la République des Intègres »), s’est lancée en 1982 dans une révolution qui visait à précipiter un changement progressiste d’ensemble par le biais d’une mobilisation politique générale de la population. La révolution burkinabé a élevé les idéaux progressistes au pinacle, nourri une volonté politique intense d’apporter des changements au profit des opprimés et pris fermement position contre le néocolonialisme. Mais certains de ses aspects les plus sombres préfigurent l'évolution de la région aujourd’hui. Il s’agissait également d’une révolution affligée de la fierté à courte vue du nationalisme, qui visa à rendre le pays moins intégré à ses voisins (il fallait privilégier la production et la consommation nationales autarciques), et qui a provoqué la seule guerre internationale qui ait jamais éclaté en Afrique de l’Ouest—celle qu’elle a menée contre le Mali.
Dans les années 1980, les régimes militaires ont été confrontés aux mêmes conditions d’effondrement économique, de crise fiscale et d’agitation sociale qui leur avaient permis de l’emporter contre le pouvoir civil dans le passé. Les rôles se trouvèrent inversés, ce qui conduisit—ainsi que l’a exprimé un officier militaire béninois—à des « coups d'État civils », c’est-à-dire à la démocratisation. (Cet officier faisait spécifiquement référence à la convocation de « conférences nationales » au cours desquelles des militants politiques issus de divers secteurs de la société civile ont mis fin au régime militaire au Bénin, au Mali et au Niger en 1990-91).
De nombreux démocratiseurs ont qualifié ce moment de « seconde indépendance », faisant l’amalgame entre le régime militaire et le despotisme colonial. Selon eux, ces deux systèmes niaient, chacun à sa façon, la souveraineté et la liberté du peuple. Norbert Zongo, journaliste et intellectuel public burkinabé, a donné une force vibrante et passionnée à ce rejet des despotismes anciens et nouveaux dans deux romans, Le parachutage, une satire du parti unique et des régimes militaires, et Rougebeinga, une épopée sanglante de la brutalité coloniale. Un chroniqueur burkinabé, Barry Alceny Saidou, a qualifié ce dernier roman de « bréviaire de la liberté », mais l’expression peut s’applique aux deux ouvrages. Au Niger, la conférence nationale a mis en place un tribunal spécial pour juger les membres de l’état-major militaire pour les « crimes de sang » commis depuis le coup d'État de 1974. Au Mali, de nombreux exilés des années militaires sont revenus pendant la conférence nationale et ont ensuite occupé des postes de pouvoir dans le premier gouvernement librement élu de l’histoire indépendante du pays, sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré. Madina Ly-Tall, une historienne qui vivait en exil au Sénégal depuis 1978—un an après la libération de son mari, le mathématicien Ibrahima Ly, des geôles sahariennes de Taoudeni—fut élue vice-présidente de la conférence nationale. En 2000, le président Konaré la nomma présidente de la commission chargée de rédiger la Déclaration de Bamako, charte par laquelle les États membres de la Francophonie s’engagèrent à faire de la démocratie leur norme politique. C’est sous la présidence malienne de la CEDEAO, un an plus tard, que la norme démocratique de l'organisation fut inscrite dans le traité communautaire. Pendant ce temps, au Burkina Faso, le dirigeant militaire Blaise Compaoré avait brouillé les cartes en endossant les habits d’un politicien civil, tel le loup vêtu de la peau de mouton, et en se faisant élire à la tête de l’État. Mais les institutions démocratiques que le nouveau vent de changement l’avait obligé à mettre en place ont restreint son pouvoir, et l’assassinat de Norbert Zongo, brûlé vif sur un bord de route campagnarde en décembre 1998, devint un boulet pour son régime.
Malgré cet événement atroce, l’ère démocratique au Sahel fut une période de soulagement, de détente et d’allègement de l’atmosphère politique par rapport à l’époque des partis uniques et des régimes militaires. La réaction des Burkinabés à l’assassinat de Zongo—les étudiants se sont soulevés dans tout le pays, obligeant le gouvernement à fermer l’université de Ouagadougou pendant des mois—a convaincu Compaoré que de tels crimes étaient devenus anachroniques et handicapants. Peu de dirigeants ouest-africains se montrèrent aussi attachés à la démocratie que Konaré, mais dans la nouvelle ère, les contraintes imposées au pouvoir par les institutions démocratiques réduisirent les dangers de l’opposition politique à la possibilité de brefs séjours en prison et au fait de subir occasionnellement un harcèlement administratif sadique, toutes choses qui, d’ailleurs, n’empêchaient pas ententes et compromis.
Pourtant, si les institutions démocratiques ont trouvé de nombreuses personnes désireuses de les exploiter pour promouvoir leurs intérêts, elles ont eu très peu de défenseurs prêts à se battre pour elles avec la bravoure et la passion de Zongo. « Les peuples subjugués et gémissant sous la férule de tyrans militaires ont malheureusement leur part de responsabilité dans le drame qu’ils vivent », avait-il écrit dans sa toute première chronique éditoriale, en 1993, se référant au Togo et au Zaïre, c’est-à-dire l’actuelle RDC (il dira plus tard qu’il dénonçait le régime Compaoré parce qu’il ne voulait pas que le Burkina Faso devienne comme le Zaïre ; et des hommes de main du président togolais Gnassingbé Eyadéma auraient tenté de l’assassiner en 1979 ou 1980, en faisant détoner une bombe dans sa chambre d’hôtel inoccupée à Accra, au Ghana). Comparant la dictature à une peste, il affirma qu’elle finirait par frapper tout le monde, même la masse des « indifférents », des « pourvu que », « la pure race des égoïstes myopes » qui accepteraient tout « tant qu’ils ne sont pas directement touchés ». Pour Zongo, la moindre défaillance de la démocratie donnait à la menace toujours en éveil du despotisme l’occasion d’avancer, d’envahir, de s’installer. Son journalisme portait moins sur les sombres agissements du régime Compaoré—la corruption galopante, l’atteinte au droit constitutionnel, l’implication avide dans des guerres lointaines—que sur ce qu’ils présageaient pour les droits et les libertés des Burkinabés, la garantie de leur dignité humaine.
Mais tous ne pensent pas comme Zongo, même ceux qui l’encensent. Au Sahel, les ennemis de la démocratie sont légion. Les idéologues salafistes la rejettent ouvertement. Elle s’accompagne, en effet, d’un refus de la religion comme ressort de mobilisation politique (laïcité, secularisme) qui exclut toute possibilité d’instauration d’un régime islamiste. Les élus « pouvoiristes » (le mot utilisé en Afrique francophone pour les politiciens prêts à tout pour rester au pouvoir) n’apprécient pas son système de freins et contrepoids, en particulier les éléments qui peuvent les empêcher de se présenter aux élections à volonté, comme la limitation constitutionnelle du nombre de mandats. Le goût pour les dirigeants autoritaires n’est pas non plus rare dans la région. Le premier ministre de la junte malienne, Choguel Maïga, qui est un admirateur notoire du dictateur militaire Moussa Traoré —président du Mali de 1968 à 1991—a récemment publié un livre dans lequel il affirme que la démocratie a été imposée à un Mali réticent par les intrigues de l’Occident. De nombreux Maliens qui se souviennent que des milliers de citoyens sont morts de façon violente en 1991 pour renverser Traoré ont été indignés par ce propos, mais il n’en reste pas moins que le point de vue a de nombreux adeptes. Parmi ces adeptes, on peut comprendre ceux qui sont déçus par le fait que la politique partisane entrave la bonne gouvernance. En 2009, lorsque le président nigérien Mamadou Tandja a commis un coup d’État constitutionnel en prolongeant illégalement son dernier mandat, il s’est assuré le soutien populaire en exploitant ce mécontentement, promettant à son opinion publique qu’il maintiendrait les formalités démocratiques mais gèlerait le multipartisme, perspective plaisante pour un grand nombre de Nigériens. Et puis, il y a les militaires qui croient avoir un droit naturel au pouvoir ; les identitaires qui considèrent que la démocratie n’est pas adaptée à l’Afrique ; et les progressistes fétichistes de la révolution qui y voient un régime réactionnaire. La frontière entre ces deux derniers groupes est souvent floue, car ils se considèrent tous deux comme panafricains et qualifient la démocratie d’« occidentale », ce qui est le pire qualificatif qu’ils puissent lui donner.
Et pourtant, si la démocratie a persisté au Sahel, on ne peut pas dire que ce fût grâce au soutien de l’Occident. Les démocratiseurs des années 1990 se sont sentis trahis par l’Occident lorsque leur adhésion au régime a été « récompensée » par un programme d’ajustement structurel punitif. En 2009, Tandja a annoncé son intention de violer la limite constitutionnelle des mandats présidentiels à la télévision nigérienne, en présence du président français Nicolas Sarkozy, qui s’est contenté d’épiloguer, en réponse, sur la recherche d’un consensus. La France a été accusée de faire deux poids deux mesures parce qu’elle a gardé dans ses bonnes grâces le Tchadien Mahamat Idriss Déby—qui a pris la relève de son père décédé à travers ce qui était techniquement un coup d’État constitutionnel—tout en fustigeant et en essayant d’isoler les putschistes maliens. Mais c’est oublier l’épisode (effacé par l’avalanche torrentielle d’événements qui se sont produits depuis) au cours duquel, peu après le coup d’État au Mali, le président français Emmanuel Macron a proposé aux putschistes de Bamako de leur rendre visite mais a été refusé par ces derniers.
Ce que la France et les autres puissances occidentales souhaitent en Afrique de l’Ouest, c’est la stabilité, pas la démocratie. Il n’est pas certain qu’elles soient en désaccord avec les identitaires qui pensent que la démocratie n’est pas adaptée à l’Afrique. Lorsque le peuple burkinabé a chassé le président Compaoré en 2014—un despote de vingt-sept ans—et qu’il a ensuite organisé un processus ordonné de rénovation de ses institutions démocratiques, en s’opposant, au prix de dizaines de morts, à un retour par voie de putsch du régime honni (putsch de Diendiéré en 2015), les événements n’ont pas suscité les encouragements et applaudissements dont bénéficiait, à la même période, le soi-disant printemps arabe. Il n’y a pas eu, de la part de la communauté internationale, ce type de renforcement positif qui aurait pu stimuler davantage les Burkinabés dans leur quête de la consolidation démocratique. Aujourd'hui, au Sahel, les États-Unis et les principaux États européens tels que l’Allemagne et l’Italie, sont impatients de travailler avec les juntes, au mépris de la démocratie : ce sont les juntes qui leur compliquent la tâche, non l’inverse.
Malgré ses nombreux ennemis et le faux soutien de l’Occident, la démocratie n’était pas une cause perdue au Sahel. Elle avait peu d’amis aussi engagés que l’ancien président Konaré ou feu Norbert Zongo, mais elle bénéficiait du soutien opportuniste de ceux qui n’ont pas de raison d’être sans elle, comme les politiciens (et leurs vastes clientèles) et les journalistes ; et en trente ans d’existence malmenée, elle a profondément imprégné la vie institutionnelle des trois pays. Les lendemains des coups d’État au Mali et au Burkina Faso—pionniers rejoints par le Niger il y un an—ont consisté d’abord à saper discrètement les fondations, puis à passer à la boule de démolition l’édifice de la démocratie, qui doit être démantelé pour laisser champ libre à l’instauration d’une dictature militaire. Dans un processus qui est l’inversion (et la perversion) de ce qui s’est passé à la fin de l'ère coloniale, les juntes utilisent le ferment nationaliste pour mettre fin à la démocratie. Lorsque le colonel Assimi Goïta et ses amis ont pris le pouvoir à Bamako en 2020, ils ont rapidement compris que la ferveur nationaliste allumée au Mali par la guerre, la défaite et l’intervention étrangère fournissait une puissante énergie politique dont ils pouvaient se servir pour reformuler les règles du jeu—au lieu d’être contraints à rétablir rapidement une gouvernance démocratique. La connexion russe, qu’ils ont bâtie en toute hâte, ainsi qu’un récit facile à vendre accusant la France de tous les malheurs du Mali, ont ajouté à ces manœuvres domestiques un système d’appui politique à l’international. Jusqu'à présent, l’opération a été couronnée de succès.
Mais le nationalisme a un besoin incessant d’ennemis. La France et les États-Unis, bien qu’ils se soient retirés du champ sahélien, demeurent des boucs émissaires de choix, mais il faut inventer de nouvelles sources de fureur patriotique : c’est tour à tour la Mauritanie et l’Algérie pour le Mali ; c’est la Côte d'Ivoire pour le Burkina Faso ; c’est le Bénin pour le Niger, puis pour le Burkina Faso ; c’est la CEDEAO, même l’Union Africaine pour les trois capitales. L’hostilité à l’égard de ces pays et entités peut paraître incompréhensible de l’extérieur, mais elle sert à préserver l’effet « rassemblement autour du drapeau » qui est le fondement de la légitimité des juntes, ou plutôt, de ce que Machiavel appelle la benivolenzia populare, la faveur populaire, l’amitié du peuple (popolo amico), béquille de qui s’est saisi du pouvoir par la violence.
Pendant ce temps, la menace djihadiste—le véritable ennemi—persiste dans les trois pays et s’est aggravée au Niger, jusqu’à présent le moins touché des trois pays. Cela ne dérange pas les juntes : alors qu’elles avaient destitué les gouvernements civils parce qu’ils ne gagnaient pas cette guerre—le Nigérien Bazoum la gagnait en fait, même si ses compatriotes refusaient de le reconnaître—elles ont expliqué qu’elles ne quitteraient pas le pouvoir tant qu’elles n’auraient pas réussi, ce qui revient à mesurer leurs actions à l’aune d’un critère inverse de celui utilisé à l’encontre des dirigeants civils. Ceci n’est d'ailleurs plus qu’un détail insignifiant. Fin mai, le Burkina Faso a adopté en un jour, par acclamation d’une foule de partisans réunis à la hâte, une modification radicale de la charte qui donne une base légale au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré, le chef d'État putschiste de la nation. La charte révisée prolonge son mandat de cinq ans (les partisans en réclamaient dix) et le rend, quant au fond, tout-puissant. Traoré n'a pas eu besoin d’expliquer comment se déroulait la guerre djihadiste, quels étaient ses plans pour la poursuivre et quand la victoire et la paix pouvaient être attendues. Le lendemain, un manifeste de la toute nouvelle Alliance patriotique pour la renaissance nationale circula sur WhatsApp. Le texte est empreint d’une foi démocratique et intégrationniste (la CEDEAO est saluée) et se termine par un appel aux armes : « L’APRN utilisera tous les moyens légitimes, y compris notamment l'usage de la force, pour libérer le pays d’une oppression multiforme ». Mais cela ressemble à un vœu pieu.
Que réserve le futur ?
Lors d’une récente visite au Burkina Faso, j’ai entendu plusieurs fois, de la part des gens ayant conservé leur lucidité et l’attachement aux valeurs aujourd’hui honnies dans les trois pays—démocratiques, intégrationnistes, libérales et progressistes—diverses versions de la même question : « Que nous est-il arrivé ? » Il est difficile de prédire le futur si on ne trouve pas de réponse à cette question, celle de la subjectivité.
Néanmoins, si on s’en tient à la logique objective des choses telle qu’elle ressort de l’historique que je viens de brosser, le Sahel retombera sous la férule de tyrans militaires. Et comme l’avait vu Norbert Zongo, les Sahéliens eux-mêmes en seront largement responsables, illustrant de façon peu réfutable le dicton, « on a les chefs qu’on mérite », ou peut-être devrais-je dire (au vu de l’accueil hystérique que les Nigériens ont réservé à Ibrahim Traoré lors du sommet des juntes à Niamey) « au pied desquels on se jette ». Ça sera le début d’une autre histoire, dont les linéaments sont déjà clairement visibles dans les actes posés actuellement.
Pour comprendre cela, il faut tenir compte d’au moins deux choses.
Premièrement : au Sahel, du point de vue de l’appareil d’État, il existe deux catégories d’élites, les élites primaires, issues de la catégorie sociale des « scolocrates » (je renvoie, pour ce terme à cet écrit , en allant à la section intitulée « un métier salopé »), qui doivent leur position au fait que seul le passage sur les bancs de l’école donne accès aux positions de responsabilité au sein de l’appareil d’État ; et les élites secondaires, dont la position provient des coutumes et traditions, de la religion, et du capital marchand, en somme, ce qui fut jadis réprouvé comme la triade des féodaux, obscurantistes et parasites.
Deuxièmement : le problème fondamental du Sahel est de construire une économie de développement en partant du point zéro, la création d’un capital humain, seule garantie véritable d’indépendance économique. (Les ressources minières peuvent produire, lorsqu’elles atteignent un certain niveau, une population rentière, mais ça ne peut être que pour une période : les seuls États à population rentière aujourd’hui, ceux des pays du Golfe, le voient bien qui investissent à présent frénétiquement dans le capital humain—et quant au fond, le progressisme d’émancipation était une manière de construire un capital humain. Au temps de Diori, au Niger, il existait un « Commissariat à la promotion humaine »).
S’agissant du premier point : pour pérenniser un pouvoir qui ne saurait reposer éternellement sur l’ivresse patriotarde, les juntes sont en train d’essayer de caporaliser la triade des élites secondaires. L’idée est de s’en servir comme d’un bloc pour marginaliser pour de bon les seuls ennemis intérieurs qu’ils craignent, les scolocrates dissidents et exilés. Beaucoup d’autres scolocrates se sont inféodés aux juntes par indifférence—les « pourvu que » dont parle Zongo—, opportunisme, clanisme, exaltation idéologique ou esprit réactionnaire, ou souvent un mélange de ces facteurs. Mais ces élites primaires représentent le seul danger que peuvent craindre les juntes, car elles ont la capacité de les priver de leur atout principal, le contrôle sur l’esprit des masses. Aussi, l’intégralité de l’arsenal de la surveillance et de l’intimidation politiques, porté à son paroxysme de cohérence répressive à Ouagadougou, est-il dirigé contre elles. Laissés libres de s’organiser et d’agir, les scolocrates opposés aux orientations imprimées par les juntes peuvent instiller le doute et rémobiliser les masses, ce qui fragiliserait des pouvoirs qui ne reposent sur aucun processus politique régulier et les rendrait vulnérable soit à un putsch, soit à une insurrection populaire. Si vous trouvez extrême la loi de déchéance de nationalité—d’ailleurs probablement inacceptable du point de vue du droit international—adoptée au Burkina par un président putschiste flanqué d’une législature non élue, ne cherchez pas plus loin sa raison d’être politique. Il en est de même de l’insistance avec laquelle la junte malienne essaie d’empêcher les leaders politiques d’exister et de se parler, comme l’a illustré, récemment, la descente policière sur une réunion que quelques personnalités politiques ont essayé de tenir.
Pour s’émanciper de cette dépendance potentiellement instable à la faveur populaire (« la rue »), les juntes doivent prendre barre sur les élites secondaires, ce qui leur permettrait, suivant une logique qui n’est pas sans rappeler celle du gouvernement indirect exercé jadis par le colonisateur, de contrôler les masses à travers la tradition, la religion et l’argent. (La junte burkinabé a également décrété, dans la foulée de la loi sur la déchéance de nationalité, la criminalisation de l’homosexualité et la légalisation du mariage coutumier, hochets donnés aux traditionalistes et aux religieux).
Mais les années 2020 ne sont pas les années 1970. Aujourd’hui, bien de chefs traditionnels sont des scolocrates et les leaders religieux les plus influents sont souvent des islamistes qui ont, eux aussi, un projet politique (voir le clash entre la junte malienne et l’Imam Mahmoud Dicko). Et les décisions anti-économiques des juntes—la sortie de la CEDEAO pourrait en être une d’importance, surtout pour le Niger dont l’économie réelle est très intégrée à celle du Nigeria—ne permettent pas au capital marchand et entreprenant de jouer un rôle optimum dans les plans de consolidation autoritaire. Il aurait plutôt tendance à fuir, à se figer ou à se placer ailleurs.
S’agissant du second point : il est important si l’on considère que les scolocrates qui contrôlent l’appareil d’État n’ont pas de légitimité traditionnelle. C’est une catégorie sociale créée par le processus colonial et dont l’ascendance ne repose ni sur les coutumes, ni sur la religion, ni sur l’argent. Elle repose entièrement sur la capacité, acquise à travers l’éducation moderne, à impulser le développement social et économique, c’est le contrat implicite entre les scolocrates et la population, ce que les scolocrates des années 1960 comprenaient parfaitement—comme souvent au commencement des choses—mais que ceux d’aujourd’hui ont eu tendance à oublier. Les chutes de régime en 1966 (Ouaga), 1968 (Bamako), 1974 (Niamey), tous survenus à des moments d’effondrement économique, étaient des sanctions de l’échec dans cette mission. Si, en 1991, les populations avaient adhéré à la démocratie, c’est parce que les régimes militaires avaient aussi échoué dans cette mission, comme le montrait l’incontrôlable crise de la dette. Et de même, le désenchantement avec la démocratie provient largement de cela : derrière la critique de la classe politique et de la mauvaise gouvernance, il y avait la conviction que ces deux facteurs bloquaient le progrès économique.
Mais il faut voir que les régimes militaires des années 1970-80, bien que s’appuyant sur des forces antiprogressistes, avaient hérité de la vision et surtout du personnel progressiste des régimes de parti unique. Au Niger, Kountché avait éliminé la tête mais gardé le corps. Le premier texte-programme du régime de Diori insistait sur le fait qu’il fallait créer « une administration de développement » (c’était une critique implicite de l’administration coloniale, perçue comme une rachitique administration d’exploitation) ; celui du régime de Kountché parla de « société de développement ». Les régimes de Moussa Traoré et Seyni Kountché étaient des régressions par rapport à ceux de Modibo Keïta et Diori Hamani, en vertu du fait que l’original vaut mieux que la copie. Mais ils les ont continués.
Les nouveaux régimes militaires ont, eux, hérité du manque de vision et du personnel partisan du régime multipartite. Mais on voit déjà qu’ils sont une régression par rapport à ces régimes. Sous le multipartisme (en général) le message, le geste, l’émotion passent, ou semblent passer, avant la performance, l’action, la rationalité. Les juntes ont exacerbé ces tendances. En une sorte de régression infantile, elles baignent dans l’épidermique et la propagande et rejettent le principe de réalité, prenant au sérieux ce que les politiciens savaient être du théâtre, la mise en scène nécessaire à la véritable action politique.
Par ailleurs, le gouvernement démocratique, même lorsqu’il est douteux, comme cela a particulièrement été le cas au Niger, oblige à baser son pouvoir sur la proposition, du fait de la concurrence et de la logique de l’offre et de la demande qui en sort. On aura remarqué que Mohamed Bazoum avait fait de la construction du capital humain (« éducation ») le maître-mot de son mandat. Débarrassées des contraintes d’un processus politique régulier, et ayant exclu les concurrents (scolocrates dissidents) par la force, les juntes ne sont pas incitées à proposer. Elles se limitent à protester et accuser. Proposer force à travailler avec les autres, et donc à reconnaître leur existence, leurs intérêts, leurs critiques ; accuser permet de s’isoler dans sa solitaire souveraineté, quitte, néanmoins—car la réalité a la mauvaise habitude de ne pas se laisser ignorer—à gratter discrètement, béret à la main, à la porte du Fonds monétaire international.
Objectivement, tout ceci ne saurait durer. Mais l’empreinte de la tragédie vient de la subjectivité sahélienne, devenue mystérieusement adaptée à cette folie, et aliénée en elle-même. Et cette empreinte obscurcit le futur. Après avoir eu vent de la bataille d’Austerlitz, au cours de laquelle Napoléon avait écrasé les armées russe et autrichienne, le premier ministre anglais Pitt regarda une carte de l’Europe et dit, « Enroulez cette carte, nous n’en aurons pas besoin pendant dix ans ». Je suis tenté de même de dire: « Enroulez cette carte du Sahel ».